EYES WIDE OPEN
- ALEXANDRA GOULLIER LHOMME
( ENG)
Voir, dans l’étendu de son champ lexical − oeil, vue, visible, vision, visionnaire, nous permet tout à la fois de dessiner une image du monde qui nous entoure, de le connaître et de se reconnaître, de se mouvoir facilement, d’anticiper et prédire, de révéler, de raisonner, de contrôler, de s’émouvoir ou même de croire. Dans un dédale d’expressions populaires : « il faut le voir pour le croire », mais « les apparences sont trompeuses » ; Caroline Reveillaud, artiste chercheuse, tente de scruter les mécanismes du voir et de nos perceptions pour sa troisième exposition personnelle à la galerie Florence Loewy.
Intitulée Sharp-eyed, cette exposition est avant tout une mise en perspective, une prise de recul de l’artiste vis-à-vis de sa propre perception − une introspection. Voir, c’est d’abord recontextualiser qui l’on est et d’où l’on vient. Que l’on soit en situation de handicap ou non, minoritaire ou non, et suivant ses origines (sociales, éducatives, etc.), tout peut absolument changer dans nos manières d’appréhender le monde. Voir, c’est donc avant tout se situer. Ici, Caroline Reveillaud rembobine le fil de la construction de sa vision et de son œil d’artiste. Elle s’arrête particulièrement sur les images de reproductions d'œuvres d’art qu’elle a croisées tout au long de son parcours, au sein de magazines de vulgarisation, de revues spécialisées et de livres dédiés. Très normatives et calibrées, ces photographies d'œuvres d’art qui martèlent nos imaginaires collectifs, s’inscrivent dans la lignée de la tentative de neutralité ratée du white cube. Dans un processus de mise en abîme et une volonté d’émancipation, Caroline Reveillaud décide de photographier ces ersatz imprimés en CMJN. Plus précisément, elle s’attache à photographier scrupuleusement les reproductions d’œuvres picturales bidimensionnelles iconiques en se mettant obsessionnellement à l’affût de leurs moindres défauts. L’utilisation du flash et du zoom à outrance, l’apparition de la trame (quadrichromie), la brillance du papier glacé, les flous de perspective et d’optique, les défauts d’impression, tout ce qui peut révéler l’artificialité de ces images d’images en devient le sujet principal. Le glitch, le bug, l’erreur, l’amas se mettent au centre de ces nouvelles répliques. Baigné dans une juxtaposition de points de couleur à la manière d’un kaléidoscope, notre regard se perd, nos yeux se dilatent, notre équilibre vacille, nos champs de vision basculent. La limite biologique de notre propre perception (pouvoir séparateur de l'œil) est mise à l’épreuve. Un strabisme apparaît.
Cette nouvelle collection de reproductions interchangeables, aux sujets tronqués et à la temporalité incertaine, nous proposent de laisser de côté le sens de l’analyse et de la raison pour plonger pleinement dans la matérialité des images. Texture, trame, touche, point, grain, craquelure, le sens du tactile prend définitivement le dessus sur celui de la vue : on a envie de toucher ! De saisir.
- ALEXANDRA GOULLIER LHOMME
(
Voir, dans l’étendu de son champ lexical − oeil, vue, visible, vision, visionnaire, nous permet tout à la fois de dessiner une image du monde qui nous entoure, de le connaître et de se reconnaître, de se mouvoir facilement, d’anticiper et prédire, de révéler, de raisonner, de contrôler, de s’émouvoir ou même de croire. Dans un dédale d’expressions populaires : « il faut le voir pour le croire », mais « les apparences sont trompeuses » ; Caroline Reveillaud, artiste chercheuse, tente de scruter les mécanismes du voir et de nos perceptions pour sa troisième exposition personnelle à la galerie Florence Loewy.
Intitulée Sharp-eyed, cette exposition est avant tout une mise en perspective, une prise de recul de l’artiste vis-à-vis de sa propre perception − une introspection. Voir, c’est d’abord recontextualiser qui l’on est et d’où l’on vient. Que l’on soit en situation de handicap ou non, minoritaire ou non, et suivant ses origines (sociales, éducatives, etc.), tout peut absolument changer dans nos manières d’appréhender le monde. Voir, c’est donc avant tout se situer. Ici, Caroline Reveillaud rembobine le fil de la construction de sa vision et de son œil d’artiste. Elle s’arrête particulièrement sur les images de reproductions d'œuvres d’art qu’elle a croisées tout au long de son parcours, au sein de magazines de vulgarisation, de revues spécialisées et de livres dédiés. Très normatives et calibrées, ces photographies d'œuvres d’art qui martèlent nos imaginaires collectifs, s’inscrivent dans la lignée de la tentative de neutralité ratée du white cube. Dans un processus de mise en abîme et une volonté d’émancipation, Caroline Reveillaud décide de photographier ces ersatz imprimés en CMJN. Plus précisément, elle s’attache à photographier scrupuleusement les reproductions d’œuvres picturales bidimensionnelles iconiques en se mettant obsessionnellement à l’affût de leurs moindres défauts. L’utilisation du flash et du zoom à outrance, l’apparition de la trame (quadrichromie), la brillance du papier glacé, les flous de perspective et d’optique, les défauts d’impression, tout ce qui peut révéler l’artificialité de ces images d’images en devient le sujet principal. Le glitch, le bug, l’erreur, l’amas se mettent au centre de ces nouvelles répliques. Baigné dans une juxtaposition de points de couleur à la manière d’un kaléidoscope, notre regard se perd, nos yeux se dilatent, notre équilibre vacille, nos champs de vision basculent. La limite biologique de notre propre perception (pouvoir séparateur de l'œil) est mise à l’épreuve. Un strabisme apparaît.
Cette nouvelle collection de reproductions interchangeables, aux sujets tronqués et à la temporalité incertaine, nous proposent de laisser de côté le sens de l’analyse et de la raison pour plonger pleinement dans la matérialité des images. Texture, trame, touche, point, grain, craquelure, le sens du tactile prend définitivement le dessus sur celui de la vue : on a envie de toucher ! De saisir.
D’ailleurs, seul un doigt, le bout d’une main, sur le bord d’un cadrage d’une des images d’images, reste perceptible − comme un clin d'œil du bout des doigts.
Puis, dans cette volonté d’aller encore plus loin dans la déconstruction de ces ex-icônes, Caroline Reveillaud va les mettre en mouvement, leur donner forme et vie comme pour les laisser définitivement s’échapper. D’un côté, la surface de ces images est distendue dans l’espace à une échelle architecturale. Dressées et gonflées, ces photographies aux pores dilatés prennent un statut d’objet et la forme de stèles. Par leur relief aux ondulations régulières, elles rappellent les matériaux de construction des habitations temporaires ou autres abris. Leur surface ponctuée de creux et de bosses dévie l’impact de la lumière et trouble un peu plus leur lisibilité qui change suivant le mouvement de nos corps dans l’espace. Au verso, leur charpente laisse place à des étagères qui renvoient au vocabulaire de la bibliothèque : ces fameux objets où se rangent et s’empilent les savoirs. Ici, ce sont différents outils de construction (règle, compas, fil à plomb, etc.) qui s’y logent en rappelant à la fois la propre fabrication de ces images-objets, mais surtout les instruments qui ont servi à la connaissance du monde − pour ne pas dire la conquête du monde. Le recto-verso de ces panneaux-écrans fonctionne comme un va-et-vient incessant entre la construction, la déconstruction et la reconstruction.
De l’autre, Caroline Reveillaud fait appel à une autre limite visuelle : la persistance rétinienne qui a rendu possible l’apparition du cinéma en 24 images par seconde. Les images fixes sont donc mises en mouvement dans une vidéo accompagnée d’une bande sonore et de sous-titres. L’ensemble crée une balade sensitive, poétique et philosophique sur nos manières de voir et percevoir le réel, de construire une Histoire de la vision, et forme un parallèle entre l’Histoire des arts et celle des sciences. Écrit à la première personne, ce récit est un voyage visuel qui s’attache à déstabiliser nos appuis et nos acquis. Déboussolé·es, en état de vertige, c’est finalement une vision atomique du monde que Caroline Reveillaud nous propose : précisément là où voir et être se confondent en amas de point colorées fonctionnels ou dysfonctionnels. Une vision chaotique.
Aveuglé·es ? Sans vision présupposée : aveugle ! Après avoir épuisé le sens de la vue et celui du toucher, Sharp-eyed s’attèle à celui de l’ouïe. Des rythmes, puis une voix nous guident dans cette déambulation à l’intérieur des images. Une voix se faisant l’écho des réflexions de l’artiste illustrées par des histoires et expériences scientifiques sur la compréhension des mécanismes de la vision. Une voix monocorde sur un rythme répété nous amène progressivement à une forme de transe proche de l’autosuggestion hypnothérapeuthique. On se laisse guider, on se laisse porter, dans cette linéarité qui n’est pas sans évoquer l’écriture de toute H/histoire. Mais ici, encore une fois, si l’on est suffisamment attentif·ve on s’accrochera sur les arythmies, les contretemps, les butés, les accrocs dans la trame, les bugs, le glitch.
Open your eyes − wide open : Look up !
Alexandra Goullier-Lhomme
photo: Aurélien Mole