graphic design: Naïa Larregui
CAROLINE REVEILLAUD À AT LA FRICHE, LA RÉUNION - ETIENNE HATT
(
Située dans la commune du Port,
au nord-ouest de La Réunion, La Friche
accueille l’exposition Navigation
sans instruments de Caroline Reveillaud
(2 juin-28 juillet 2023).
Qui a la chance de connaître le travail de
Caroline Reveillaud, née en 1991 et diplômée
des Beaux-Arts de Paris en 2016, sera surpris
par sa proposition pour La Friche de La Réunion. Ses dernières expositions montraient une artiste intéressée par l’image et ses conditions techniques et culturelles d’apparition et de perception. En 2022, à la galerie Florence Loewy à Paris, Sharp-Eyed mettait en scène, en un film et des photographies spatialisées agrémentées d’outils de mesure, des reproductions de chefs-d’œuvre de l’histoire de la peinture tandis que, deux ans auparavant, à la Villa du Parc, centre d’art contemporain d’Annemasse, La tela, il legno, le pareti, i colori explorait l’imaginaire du paysage né à la Renaissance. Comme ces deux expositions, son nouveau projet est une installation. S’y mêlent images fixes et mobiles, volumes et objets. Mais, élaboré sur place au cours d’une résidence de deux mois, il déplace doublement le propos. D’une part, l’image en tant que représentation médiée et matérielle cède la place à l’image sensible, notion empruntée à la Vie sensible (Payot et Rivages, 2010) du philosophe Emanuele Coccia qui désigne les différentes formes de sensibles produites, dans leurs relations, par les êtres vivants, humains et non-humains, et dont le médium est le corps. D’autre part, l’occidentalocentrisme de ses travaux antérieurs s’efface pour mieux embrasser la réalité réunionnaise. Une autre lecture l’a accompagnée dans ce changement, celle d’Immersion (La Découverte, 2023) de l’anthropologue Hélène Artaud. Sous-titré Rencontre des mondes atlantique et pacifique, il met en regard les perspectives atlantique – occidentale – et pacifique dans l’appréhension de l’océan. Si les Occidentaux ont multiplié les outils (instruments de navigation, cartes, etc.) pour dominer la mer et la peur qu’elle a longtemps suscitée, les peuples du Pacifique ont développé un rapport sensoriel à l’océan dépourvu d’une médiation technologique comparable à la leur.
CARTOGRAPHIE POÉTIQUE
Arrivée avec l’intention de dresser une « cartographie poétique » des images sensibles produites par les vivants dans leurs relations entre eux et avec leur environnement entendu comme une réalité écologique mais aussi historique et culturelle, Caroline Reveillaud a tôt la belle idée directrice du documentaire expérimental qui constitue le cœur de son projet. Frappée par la volonté occidentale de « continentaliser » La Réunion en développant l’agriculture plus que la pêche et en détournant les esclaves de la mer et de l’horizon qu’elle pouvait leur offrir – à tel point que le marronnage s’établira dans les hauteurs des cirques –, elle a construit son film comme une coupe topographique de l’île volcanique conduisant d’un rivage à l’autre en passant par la diversité des espaces traversés, plaines, forêts, cirques, etc. Ces vues de paysages alternent avec des séquences montrant des gestes « traversés par l’île » : tressage d’herbes hautes, plantation d’espèces endémiques, chants en créole réunionnais, etc., jusqu’à la pratique du surf. La bande-son comprend des ambiances captées dans les paysages, les propos des personnes rencontrées et, comme dans ses films précédents, un texte rédigé par l’artiste qui s’attache à ce qu’on voit à l’image, mais aussi à ce qui y échappe. Dans l’exposition à La Friche, ce film de plus d’une heure voisine avec un autre, plus court, qui, réunissant deux séquences tournées aux Archives départementales de La Réunion et dans l’atelier d’un taxidermiste, s’extrait de toute relation au vivant pour offrir un contrepoint creusant la question de la mémoire et de la préservation. Ils sont accompagnés par une grande table percée par endroits pour laisser apparaître des objets qui témoignent du projet. À ces créations répondent des reproductions de gravures et cartes postales anciennes issues de l’Iconothèque historique de l’Océan indien. Cette fois, contrairement à ses travaux antérieurs, nulle appropriation ne guide l’artiste. Elle s’est contentée d’en agrandir une seule pour la placer sur la table. La vingtaine d’autres conservent leur nature de documents donnant une profondeur historique aux films et objets présentés. À chaque sujet, sa méthode et ses formes.
Etienne Hatt
photo: Caroline Reveillaud